Chapitre XI
Il la vit venir, alors que juché sur son tas de bois il contemplait le paysage autour de lui, se demandant ce que pouvaient bien être ces ondulations de la banquise à l’ouest, à moins d’un kilomètre du réseau. Glaciologue de formation, il était habitué depuis longtemps aux spectacles les plus fantastiques. Les glaces lui réservaient encore des surprises. Mais en général les plus inattendues se trouvaient sur l’inlandsis, c’est-à-dire les glaciers continentaux. Sur la banquise on trouvait parfois des bouleversements formant de petites collines. Mais là-bas cette crête avait des courbes et des creux réguliers.
C’était une femme. Il le sut à la démarche. Elle leva le bras. Sur son visage elle portait une sorte de passe-montagne mais il crut reconnaître les yeux de Nathy. Habilement elle se hissa sur le wagon plate-forme, puis tout en haut des planches.
— Bonjour, vous avez trouvé mon paquet de viande ?
C’était la plus grande, Edge, et il fut déçu. Se rendit compte qu’il cristallisait son désir sur l’autre et que l’autre le détestait.
— Vous croyez qu’on ira loin avec ça ?
— Je n’en sais rien.
— Il brûle bien ?
— Il a été enduit d’un produit qui le rend imperméable. Un peu de givre se dépose dessus mais ça n’éteint pas le feu et ce produit active la combustion. Qu’avez-vous décidé ?
— Pas grand-chose. Morn et Nathy sont hostiles à votre proposition. Il n’y a que moi qui suis d’accord.
Elle le regardait tranquillement dans les yeux sans gêne, provocante même.
— Je viens vous aider.
— Il n’y a plus grand-chose pour l’instant… J’ai envie d’aller voir là-bas ce qui forme ces ondulations.
Elle regarda vers l’ouest.
— Ce n’est pas loin.
— Sur la banquise il faut se méfier. On peut aisément parcourir quatre à cinq fois la distance présumée. Nous pouvons faire un kilomètre et revenir, nous n’en ferions pas huit.
— Il n’y aura qu’à s’arrêter si jamais c’est un mirage.
— Ce n’est pas un mirage. Le vent a pu modeler ces formes régulières.
— On y va ?
Elle penchait sa tête encapuchonnée de façon assez drôle et il se laissa convaincre.
— On va prendre un peu de nourriture.
— J’en ai sur moi, dit-elle. Je vous apportais un autre paquet.
Au fur et à mesure qu’ils avançaient les ondulations grandissaient. Ils ne seraient pas obligés de parcourir une trop grande distance. De temps en temps la fille se retournait. C’était toujours la même angoisse lorsqu’on s’éloignait des rails. Lien Rag avait parcouru de grandes distances dans des immensités glacées, mais n’avait jamais pu s’habituer à cette séparation d’avec les réseaux.
— Il y a quelque chose là-dessous.
— Ne vous emballez pas. Ce n’est pas évident.
Il portait sa hache sur son épaule. Le seul outil vraiment utile dans le coin.
— Il y a douze courbes et onze creux, dit Edge.
Elle le frôlait sans cesse en marchant, mais vu l’épaisseur de leurs vêtements ça n’avait rien d’érotique. Peut-être pensait-elle le contraire.
Ils étaient devant un des monticules en forme de mamelon, et Lien Rag commença d’attaquer la glace à coups de hache. Sur le côté. Il transpira très vite, dut s’arrêter à plusieurs reprises. La jeune fille déblayait les éclats, les blocs. Il s’enfonçait dans une cavité lorsqu’il aperçut une tache plus sombre, travailla dans cette direction jusqu’à ce que le tranchant de sa hache arrache une forte étincelle.
— Du fer.
Peu après il dégageait une attache de train.
— Un convoi, dit-il. Un convoi de douze voitures, y compris la loco. Impossible de savoir à quel bout elle se trouve.
— Il y a des rails ?
— Pas certain. Un vent violent a pu pousser un train jusqu’ici. Ça n’a rien de surprenant quand on songe qu’une baleine de cent cinquante tonnes peut être baladée sur la banquise par certains ouragans.
Mais il y avait bien des rails.
— C’est votre fameux embranchement ?
— Non. Ce train se dirigeait vers le sud-ouest. Vers l’Antarctique. Il venait du nord-est. Ceci doit être une ancienne, très ancienne station de pêche, de chasse ou de n’importe quoi.
Il refusa de continuer son travail à cause de la fatigue et du retour vers le train.
— Nous reviendrons demain.
Le foyer était très bas et ils durent le relancer en apportant d’énormes planches. Edge travaillait dur sans se plaindre.
— On va boire un peu de thé. J’en ai trouvé un fond de boîte dans les affaires des deux chauffeurs.
— Vous les avez tués ?
— Non. Ils s’étaient suicidés. Quand ils ont vu que l’huile commençait à manquer. Il ne reste que des boues dans le tender. En laissant reposer j’arrive à faire fonctionner le brûleur quelques secondes, le temps de rallumer un tas de planches par exemple. Mais eux étaient trop affaiblis par le manque de nourriture pour réfléchir normalement.
Ils avalèrent le liquide brûlant et la chaleur revenant ils ôtèrent leurs vêtements d’extérieur. La jeune femme portait une combinaison isotherme blanche avec des parements verts. Elle expliqua que le nombre de parements était inversement proportionnel au grade de l’individu chez les membres des C.C.P.
— Les camarades de la cellule suprême ne portent qu’une seule barrette.
Elle s’approcha de lui les yeux brillants et lui saisit le visage, l’embrassa sauvagement sur la bouche. Il lui fit l’amour en imaginant que c’était Nathy, se trouva méprisable ensuite car elle lui donna beaucoup de plaisir. Elle possédait une grande expérience.
— J’étais pute avant d’entrer dans ma cellule. Depuis des années. Pute ambulante dans les trains inter-Compagnies. Je voyageais depuis l’Africania jusque dans l’Australienne, sous la surveillance des chefs de trains qui me piquaient la moitié de mes gains. Puis j’ai échoué dans cette pourriture d’Amertume Station. Impossible de m’en sortir pendant deux ans.
— Et les autres ?
— Nathy ? Elle t’intéresse ? Elle est mieux conservée que moi. Elle n’a que quinze ans. Ses parents voulaient pénétrer dans la Compagnie de la Banquise, mais ils ont été refoulés, sont morts d’épuisement. Tu penses qu’elle déteste le Kid et tous les gens qui sont ses amis. Quoique, depuis que cette mission devient désastreuse, elle commence à se montrer moins intransigeante.
— Elle couche avec Morn ?
— Non, c’est une pucelle. Dans le groupe des Miliciens c’était elle qui était chargée de la pureté des mœurs. Chaque jour elle rédigeait un rapport pour les Cellules. Nous en avions très peur. Elle m’a souvent surprise en train… En principe au retour j’aurais été sanctionnée, transformée en T.V.F.
— Morn ?
— C’est un brave type, amoureux de Nathy qui lui fait faire n’importe quoi. Je peux dormir ici ?
— Que vont-ils penser ?
— Ils m’ont chargée de te faire parler. Au sujet de cet embranchement. Nathy n’y croit pas.
— Elle a tort, dit Lien Rag.
Le lendemain elle retourna dans le wagon chercher de la viande. Lien Rag oubliait parfois d’où provenaient ces lambeaux de chair bouillie. Il se contentait de la saler abondamment pour la dévorer avec appétit.
— Ils sont satisfaits que tu ne songes plus à rouler, dit-elle au retour. Nous allons voir ce train là-bas ?
— Bien sûr.
Par précaution il préféra mettre la loco en panne. Elle fournissait de la chaleur mais ne pouvait plus rouler. Il cacha les pièces prélevées à l’insu d’Edge.
Dans l’après-midi ils purent pénétrer dans l’un des wagons de bois. Il était rempli de maquereaux congelés.
— Une station de pêche, dit Lien. La ligne ne va pas plus loin.
— On doit trouver d’autres vivres dans la partie habitation ?
— Possible. Mais soyons prudents. Les pêcheurs, que sont-ils devenus ? Je suppose qu’ils sont morts et je voudrais bien savoir pourquoi.
— Nous devrions rester ici plusieurs jours. Morn est capable d’alimenter le foyer. Nous trouverons certainement de quoi nous chauffer, une fois que nous aurons découvert la voiture d’habitation.
— Je n’ai pas confiance, dit brutalement Lien.
Elle sourit :
— Moi non plus. Nathy pourrait très bien convaincre Morn de faire rouler le train à des kilomètres, nous abandonnant dans le coin.
— Il faudrait les obliger à nous accompagner.
— Ce ne sera pas facile, dit-elle.
Le même soir, Lien Rag retourna dans le wagon. D’abord il ne vit que le garçon. Pour l’instant, ils avaient interrompu l’étuvage des cadavres. Ils disposaient d’une quantité énorme de viande.
— Je crains le scorbut, dit Morn. Nous manquons de vitamines.
— Nous en trouverons peut-être dans cette station de pêche abandonnée.
— Ils ne faisaient que du poisson ?
— Oui. Du maquereau. Mais on peut fabriquer de l’huile avec. Si les wagons sont pleins comme celui que nous avons découvert. Nous vous en avons apporté d’ailleurs.
Edge déposa le bloc sur le sol.
— Formidable, dit Morn. Nathy, viens voir ça.
Maussade, elle sortit de son compartiment.
Curieusement elle portait une sorte de tunique qui lui descendait à mi-cuisses. Ses jambes étaient nues.
— Tu te rends compte, du poisson ?
— C’est bien, dit-elle avec un regard hargneux pour Lien Rag.
— On pourrait préparer un bon repas avec, proposa le glaciologue, ça nous changerait…
— Il faut que vous veniez avec nous, dit Edge très contractée. Seuls nous ne pouvons pas aller vite et cette station est certainement remplie de ressources. Nourriture bien sûr, mais peut-être mieux.
— Mais on ne pourrait pas tout transporter ici, dit Morn.
— Avec la loco je peux remonter jusqu’à l’embranchement, déblayer cette voie de raccordement à la station. Éventuellement nous pourrions abandonner ici la plupart des voitures pour aller nous implanter là-bas. Ce serait plus pratique pour fabriquer de l’huile de poisson.
— Je refuse, dit Nathy avec une colère froide. Ici, nous avons tout ce qu’il nous faut.
— À condition de rester des nécrophages, répliqua Lien Rag. Ce sera désastreux pour notre organisme et notre psychisme.
La jeune fille haussa ses épaules :
— Allons donc.
— Tant que nous n’avions pas autre chose il était impératif, normal et pour ainsi dire moral, de survivre grâce à ces cadavres humains. Désormais je me refuse à manger autre chose que du poisson, car je sais que tout mon être refusera le reste.
— Vos états d’âme on s’en fout ! hurla la fille. Nous n’irons pas là-bas, n’est-ce pas, Morn ?
Le garçon parut désolé, soupira :
— Nous savons ce que nous tenons ici. Là-bas, c’est quand même l’aventure, non ?